PÉRIGNAC : PAICHEL ET LES NAINS QUISITORS

Paichel tenta de vivre en paix sur un terrain qui appartenait à son ami le détective. Mais son étrange maison soufflée fit jaser pas mal de gens mécontents. On envoya des inspecteurs pour savoir s’il était en droit de vivre tranquille sans posséder son permis de construction. Notre homme prétendait qu’il n’avait pas besoin d’une licence pour souffler sa maison. On voulait lui imposer des taxes, etc... Finalement, il se retrouva en cour comme un vulgaire chien sans médaille. Comme il ne possédait aucune carte d’identité, le juge lui demanda son nom, son âge et son lieu de naissance. Paichel fut honnête en lui disant être né au moyen âge. Il fut interné dans un hôpital psychiatrique, situé dans les Laurentides. Après quelques mois de détention, il faussa compagnie à ses charmants psychiatres. Voici à présent : Paichel et les Nains Quisitors.

Nous sommes en l’an 2014, à l’époque où les travailleurs se disputent les rares emplois à cause des nouvelles lois qui obligent les assistés sociaux à participer à des programmes de bénévolat, qui sont plus ou moins des postes temporaires que les employeurs ne veulent pas combler. On exige de plus en plus de spécialistes et le coût des études universitaires ne permet plus à la moyenne des gens de se perfectionner sans se ruiner économiquement. Même le simple poste de vidangeur exige au moins un diplôme en santé environnementale pour avoir le droit de manipuler des ordures. Par contre, moins de gens s’effraient de faire partie de la majorité des sans-emplois comme autrefois. Ils n’ont plus d’argent et les banques ne peuvent compter sur la population ordinaire pour faire des gros intérêts avec les dettes de leurs clients. Puisqu’elles se vident de capitaux, il faut bien les faire rouler avec autre chose. Une rencontre entre tous les pays capitalistes permit de résoudre temporairement l’effroyable déficit des gouvernements en créant des milliards d’actions qui représentaient la valeur totale de leurs pays respectifs. Ainsi, les États-Unis mirent sur le marché mondial des parts qui autorisaient leurs détenteurs à prendre possession des terrains américains sans devoir dépendre ensuite des législateurs pour les occuper en l’an 2034. L’entente prévoyait que les États-Unis n’auront plus aucune juridiction sur leurs terrains vendus, à moins de pouvoir les racheter avant le deux janvier 2034 et pour dix fois la valeur de chaque part. On vendit ainsi le déficit américain à des actionnaires internationaux. Il va sans dire que les États-Unis comptaient racheter leur pays comme toutes les autres nations qui les imitèrent par la suite. On peut s’imaginer ce qui arriverait si tous les hectares de la planète devenaient autant d’États indépendants en l’an 2034? C’est tout de même ce qui était à prévoir puisque les pays capitalistes poursuivaient leurs folles dépenses depuis qu’ils n’avaient plus à rembourser leurs déficits. Il fallait économiser des trillons de dollars à remettre aux créanciers de leurs nations, mais on trouvait encore le moyen de gaspiller l’argent des contribuables dans toutes sortes de projets gouvernementaux et militaires.

Pour s’assurer qu’aucun gouvernement ne fraude personne en émettant des faux certificats de propriété, tous les pays capitalistes confièrent ceux-ci à la Cour Internationale d’investigation. Celle-ci agissait exactement comme une firme d’évaluation et déterminait la valeur de chaque hectare qu’une nation voulait vendre sur le marché international. En somme, un gouvernement devait fournir la preuve qu’un terrain lui appartenait légalement avant que la Cour accepte d’émettre un certificat officiel à cet effet. De plus, son rôle était de tenir un registre précis de toutes les transactions et transferts d’actions. Elle pouvait donc savoir en tout temps le nom de tous les détenteurs à travers le monde.

Depuis une dizaine d’années que fonctionnait ce système, on remarqua que la moitié des terrains internationaux étaient détenus par des nains. Avant qu’ils deviennent les maîtres de plusieurs pays, la Cour Internationale d’Investigation ou encore, la C.I.D, fit ouvrir une enquête discrète à leur sujet. On découvrit que ces nains vivaient tous dans un vieux monastère en ruine, situé quelque part dans les Laurentides. Celui-ci était entouré par un ancien vignoble laissé à l’abandon par une communauté de moines. Ces petits personnages s’y installèrent afin d’y reprendre la production de raisins. Le seul employé qui s’y connaissait drôlement bien en vin, était Fontaimé Denlar Paichel, un pauvre clochard romantique que les nains acceptèrent de protéger contre une institution psychiatrique qui voulait le reprendre. Notre homme n’était pas un malade mental, mais simplement un extra-terrestre qu’on refusait de croire comme tel. Il fut interné un certain temps pour ensuite s’enfuir sans laisser d’adresse.

Notre ami Paichel était un simple d’esprit qui ne savait ni lire, ni écrire. Lorsqu’il avait dégusté pas mal de vin, il racontait volontiers être un extra-terrestre qui vivait sur Terre comme missionnaire depuis le moyen âge. Il était persuadé que des puissants Maîtres de l’invisible le guidaient au cours de ses aventures dans le temps. Selon lui, il existait un couloir Intemporel par lequel il voyageait un peu partout à travers l’histoire de l’Humanité. On ne sait vraiment pas si les nains croyaient tout ce qu’il leur racontait, mais comme notre homme possédait également le pouvoir de parler toutes les langues et de communiquer avec tous les animaux, ces petits personnages ne se moquaient jamais de lui.

L’automne venait de se faire ensevelir par une mince couche de neige. Il faisait froid dans le monastère et les sept nains se réchauffaient en se lançant des balles de neige molle. Paichel tentait d’en faire autant en sirotant plusieurs échantillons de vin avant de s’exclamer du fond de la cave du monastère:

- Le voilà ce goût qui nous rendra célèbre à travers le monde!

- Je pense que notre ami a crié, dit alors l’un des nains en cessant de jouer. Allons le voir avant qu’il nous accuse encore de nous amuser pendant qu’il travaille.

Les petits personnages descendirent dans l’immense cave où des centaines de tonneaux de vin attendaient simplement d’être emportés pour une vente aux enchères. Le monde entier connaissait déjà la rare qualité du OR CARAT, véritable merveille pour le palais. Le vin de Paichel possédait un arôme et un goût tellement raffinés que les vrais connaisseurs ne voulaient pas d’autres marques sur les tables d’honneur. L’or carat valait autant que l’or véritable, encore plus que le pétrole et les diamants. Mais que pouvait-on ajouter de plus à un vin célèbre, semblaient se demander les nains en trouvant notre chimiste-vigneron dans tous ses états?

- Goûtez-moi ça et si vous ne savourez pas le ciel en personne, je vais me noyer dans un baril de vinaigre!

- Allons-y pour une petite dégustation, s’exclama Don Désio, l’aîné des nains.

Il prit un gobelet et le trempa dans une sorte de cuve remplie de ce nouveau vin et tomba dans un état d’extase dès qu’il but une gorgée de ce nectar. Ses amis lui demandèrent ses impressions, mais Don Désio gardait les yeux clos et souriait comme un jeune enfant lorsqu’il rêve aux anges.

- Alors, qu’en penses-tu?, s’empressa de lui demander le vigneron en se caressant sa barbiche de chèvre. Il est spécial, hein!

- C’est Divin!

- Je sais bien que c’est du vin, lui répondit Tristin, le mélancolique du groupe. Mais comment est-il au juste?

- Je vous dis qu’il est divin puisque je me sens transporté dans un état de paix inexplicable, se contenta de répondre son ami.

- Vraiment? Tu crois que je ferais bien de lui donner le nom de Divine Bouteille comme c’était mon intention en le dégustant avant toi?

- Oh oui Paichel, ce n’est pas un alcool que tu viens de créer comme les autres spiritueux que nous vendons, mais du spirituel liquide.

- Allons donc, tu exagères en comparant un vin à du spirituel, lui répondit un autre nain avant de goûter à son tour. Wais, c’est étrange cette sensation lorsqu’il descend dans l’estomac. On dirait qu’on monte au ciel dans un ascenseur ultra-rapide!

- Laisse-moi y goûter, lui dit un confrère en se léchant les lèvres. Moi, j’ai toujours cru que le ciel n’existait pas.

Les nains crurent tous au ciel lorsqu’ils entendirent Tristin rire de bon coeur. En effet, ce petit homme ne riait jamais et se plaignait constamment de quelque chose. Même le chant des oiseaux le rendait triste. Mais là, tout à coup, il venait de rire après une simple gorgée de ce bon vin miraculeux.

- Mais qu’as-tu fais pour réaliser un vin si merveilleux?, demanda Don Désio en fixant Paichel d’un air amusé.

- Ça, c’est mon secret, lui répondit le vigneron en riant. Je me suis souvenu comment on faisait mûrir les raisins sur mon ancienne planète et cela m’a servi à réaliser ce doux rosé.

- Avec un rosé comme celui-là, lui dit, Voltère, un autre nain au regard vif, c’est évident que nous ruinerons tous les autres viticulteurs de la planète. Nous devrions nous en tenir à notre plan originel en échangeant notre vin célèbre contre des terrains à travers le monde.

- Oui, mais deux vins valent mieux qu’un seul, lui expliqua Maxime en caressant la première bouteille que venait de remplir Paichel sans se presser.

- Je pense que Voltère a raison, répondit le vigneron en soupirant. Déjà trop de gens nous en veulent d’avoir obtenu la première place sur le marché mondial avec notre vin rouge. S’il faut que la Divine Bouteille soit mise en marché, c’est la fin de nos concurrents que nous obtiendrons. Présentement, ils produisent le blanc et le rosé puisque plus personne n’aime leurs vins rouge à cause de l’Or Carat.

- Mais pourquoi faudrait-il se soucier des gros producteurs qui ont tout fait pour nous empêcher de faire connaître l’Or Carat aux consommateurs?

- Voyons Maxime, on dirait bien que tu oublies le but de notre groupement, lui dit Don Désio. Nous voulons simplement empêcher les nouvelles sectes religieuses d’exploiter les pauvres gens en les conditionnant à des principes de vie qui les obligent à tout donner aux dirigeants de celles-ci. Elles contrôlent leur argent, leur vie privée, leurs émotions et même leur rapports intimes. Souviens-toi qu’il est inutile d’enseigner autrement que par l’exemple. Trop de naïfs se laissent berner par les belles paroles d’amour et de paix qui masquent les véritables intentions de ces sectes modernes. Nous, en tant qu’INQUISITEURS DE LA SAINE RAISON, c’est de notre devoir de démasquer ces charlatans qui aveuglent les faibles d’esprit pour en faire leurs esclaves. Nous sommes sans doute les futurs propriétaires de plusieurs pays à travers le monde et nous vivons tout de même dans ce monastère délabré. Nous pourrions nous établir dans une coquette villa sur le bord de la mer, mais nous serions vite approchés par des frères inconnus qui aimeraient se faire entretenir. Aussi longtemps que nous vivrons pauvrement, peu de gens voudront nous imiter.

- Oui, mais nous gelons et mon arthrite me fait souffrir dans ces murs froids et humides, lui répondit un confrère appelé Jaud. Est-ce nécessaire de nous donner autant de mal pour des gens qui nous accusent déjà d’être une secte d’athées?

- Nous? Voyons mon Jaud, tu sais bien que nous croyons fermement au Dieu Universel qui aime tous les humains sans se soucier de leurs partis politiques, philosophiques et religieux. Notre tâche est simplement d’empêcher les sectes d’après-guerre de recréer de nouvelles idéologies religieuses sans tenir compte que nous sommes tous frères sur cette planète.

En effet, plusieurs conflits mondiaux du début de l’an deux mille aboutirent à d’interminables guerres de religions. Aucune grande secte ne se montra plus aimante que les autres puisque ces guerres n’avaient rien à voir avec la foi, mais uniquement avec le profit. On mêla la religion à l’argent et même la politique avec la volonté de Dieu. En dernier, on finit par réaliser que les plus religieux ne croyaient plus en Dieu. Comment pouvait-on prétendre aimer Dieu et les armes atomiques, l’amour du prochain et les monstruosités des bombes bactériologiques? Des enfants hurlaient dans toutes les langues pour un peu de pain et leurs parents comprirent finalement que ces guerres étaient vraiment bêtes. Après de telles expériences, les gens voulurent retourner à la source d’un spiritualité qui soit moins axée sur des techniques, des lois et des dogmes. Mais comment éviter de retomber dans de nouveaux pièges lorsqu’on se sent fragile moralement et faible physiquement? Les premières sectes d’après-guerre étaient surtout des regroupements sociaux et des fraternités de toutes sortes. Puis, celles-ci se donnèrent des orientations moins nobles en exigeant de l’argent de leurs membres. Il va sans dire qu’il en fallait un peu pour maintenir les services qu’elles rendaient aux gens, mais l’attrait du gain permit à plusieurs profiteurs de contrôler ces sectes pour les faire fructifier.

C’était justement le mandat des nains Quisitors d’empêcher ces profiteurs de ruiner leurs fidèles. Ces petits hommes ne faisaient partie d’aucune secte en particulier. Ils s’étaient rencontrés un jour où des centaines de nains décidèrent de se regrouper pour revendiquer une place sur le marché du travail. Comme c’était devenu un luxe d’occuper un emploi dans les cités ultra-informatisées, il n’y avait pas de postes à offrir à des êtres de petites tailles. Par contre, c’est au cours de ce colloque que se connurent, Tristin, Voltère ( et non Voltaire ), Don Désio, Maxime, Jaud, Nafi et Micco. Ce dernier était le seul qui travaillait comme clown dans un petit cirque ambulant. Il engagea ses nouveaux amis et firent ensemble une tournée à travers l’Amérique du Nord et du Sud. Un jour, ils rencontrèrent un groupe de pauvres gens qui venaient les voir jouer une comédie écrite par Voltère et intitulée : les nains quisiteurs. Maxime y tenait le rôle d’un Inquisiteur au chômage et qui était prêt à travailler pour les sectes. Dans cette pièce, il se fait engager par un gourou qui lui promet dix pour-cent des recettes de sa secte s’il parvient à soumettre ses fidèles à ses moindres caprices. Même si cette pièce de théâtre était vraiment drôle, les gens pleuraient à chaudes larmes. C’est alors que nos amis apprirent l’existence d’une nouvelle secte qui obligeait ses fidèles à mépriser le rire et tout ce qui pouvait les rendre heureux. Les nains demandèrent simplement à ces gens s’il était normal de rire lorsque c’est drôle, mais hantés par la peur de déplaire à leur gourou, les spectateurs sortirent en giflant leurs enfants pour les punir d’avoir trouvé ces nains amusants.

Nos amis rencontrèrent tellement de gens malheureux dans les nouvelles sectes qu’ils prirent le taureau par les cornes en décidant de les empêcher de prospérer. Pour se faire, il fallait simplement de l’argent et du pouvoir. En effet, nos amis savaient parfaitement qu’ils perdraient leur temps à confronter des gourous qui savaient manipuler leurs fidèles comme des jongleurs avec des balles. Leur point faible était l’ambition de l’argent et c’est donc là que nos amis allaient les attaquer pour les empêcher de profiter de leurs fidèles. Don Désio vendit tous ses biens afin de pouvoir acheter le vaste domaine de l’ancien monastère. C’était un bon investissement puisque grâce à Paichel, les nains prospérèrent rapidement en vendant le vin rouge le plus recherché de la planète. Puis, avec le profit, ils achetaient des terrains à travers le monde. Il fallait donc s’attendre à voir nos amis devenir les maîtres de plusieurs pays en l’an 2034.

Les nains ne voulaient pas le pouvoir et redonnaient volontiers des terrains aux gouvernements qui voulaient bien tenir compte des dangers de certaines sectes qui opéraient légalement dans leurs pays. Contre des lois plus sévères à leur égard et même des interdits d’opérer leurs activités dans ces pays-là, un gouvernement pouvait se faire offrir tous les terrains que détenaient les nains Quisitors. Ils se firent évidemment détester par ces sectes qui les accusaient d’agir comme des Inquisiteurs. Toutefois, le nom de Quisitors voulait dire : Qui s’y tord. En somme, la secte qui avait le malheur de tomber entre les petits bras des nains, se faisait tordre le cou. Elle se retrouvait en cour et les nains voyaient à lui faire retirer la légalité de sa charte. Celle-ci tombait vite en désuétude puisque les gens recherchaient des sectes dans lesquelles on pouvait s’épanouir. Les nains Quisitors utilisaient leurs terrains pour intéresser les gouvernements à se pencher sérieusement sur les activités de mauvais gourous et non pour détruire ces sectes. Mais la plupart du temps, lorsque des fidèles ne sont plus soumis à l’obéissance aveugle, ils s’ouvrent les yeux pour finalement découvrir la supercherie entourant les enseignements que leur inculquait leur gourou. Ils repartent déçus, mais au moins libérés de certaines illusions. Les Inquisiteurs, comme les appelaient les gourous qui craignaient leur influence à travers le monde, n’étaient pas contre toutes les nouvelles sectes. On ne sait combien d’argent ceux-ci donnaient à certaines d’entre-elles, mais cela durait aussi longtemps qu’on voulait bien respecter la dignité et la liberté des gens qui en faisaient partie.

Malheureusement, nos nains n’étaient pas le bon Dieu pour savoir juger adéquatement les intentions et les croyances de ces nouvelles sectes. Paichel passait son temps à les mettre en garde contre cette manie de porter des jugements de valeur sur tel ou tel gourou. Si Don Désio était de ce genre d’hommes à pardonner facilement et à juger le moins possible son prochain, il en allait autrement de Voltère et Maxime qui étaient toujours prompts à répliquer aux attaques de certains prêcheurs. Tant qu’à Tristin, il se disait que les bonnes sectes étaient aussi rares que les pommes du paradis terrestre. Pour Nafi, ce pauvre naïf, il croyait tout ce que disait Micco, le comique du groupe. Ces deux Quisitors étaient trop souvent influencés par Jaud, le véritable Inquisiteur du groupe. C’est toujours lui qui finissait par convaincre ses confrères de la méchanceté des gourous qu’il avait en aversion. Il faillit même faire passer Paichel pour un espion d’une mauvaise secte lorsque celui-ci lui reprocha gentiment de juger trop vite les gens. Notre pauvre vigneron regretta bientôt d’avoir inventé son rosé lorsqu’il découvrit Jaud vraiment ivre et qui lisait la bible en s’imaginant la comprendre parfaitement. Le nain fixa notre homme en disant :

- J’ai bu ce vin spirituel et je suis devenu aussi pur que la lumière de l’esprit divin.

- Tu es simplement trop ivre pour faire la différence entre une bonne cuite et l’effet que produit la divine bouteille sur ton mental, mon pauvre ami.

- J’ai lu la bible et tout son contenu s’est révélé clairement à mon esprit, lui répondit l’autre.

- Tu oublies que des millions de grands esprits l’ont lu avant toi pour finalement l’interpréter de mille et une façons différentes. Tu devrais dormir un peu et ensuite nous en reparlerons calmement, lui répondit le missionnaire.

Le nain voulait poursuivre cet entretien mais une étrange lueur passa devant lui et le plongea dans un profond sommeil. Paichel comprit que ses Maîtres de l’invisible venaient d’intervenir pour empêcher Jaud de sombrer dans la folie. Il avait bu du vin interdit aux Terriens et le missionnaire le comprit trop bien lorsqu’il vit tous ses barils de rosé se faire jeter en bas des tablettes par des mains invisibles. Notre homme baissa les yeux en disant tristement :

- Je n’aurais pas dû fabriquer cet élixir et je vous en demande pardon. En passant, j’avais dissimulé trois bouteilles sous ma couchette.

- Fontaimé, lui dit une voix intérieure, nous comptons sur toi pour les vider après notre départ. Tu as vu ce que provoque ce vin sur des esprits faibles et c’est inutile de songer à le vendre aux consommateurs de spiritualité. Pour ta punition, tu devras raser ta barbiche afin de te souvenir qu’il faut réfléchir avec le coeur et non pour donner plus de pouvoir aux nains Quisitors.

- Pas la barbiche, je vais me sentir tout nu sans elle!

- On te demanderait volontiers tes cheveux, mais ta petite touffe qu’il te reste te protégera du froid pendant cette saison froide.

- Je pourrais boire un baril de vinaigre, si vous voulez?

- Non, la barbiche.

- C’est bien la première fois que je vous trouve si sévères envers moi, dit Paichel.

- C’est également la première fois de toutes tes missions que tu agis en insensé. Que croyais-tu obtenir d’un vin qui rendit malade l’un des esprits les plus prestigieux de ton ancienne planète? Souviens-toi que tu étais le meilleur vigneron d’ARKARA et que ton nom était Mercéür. Nous allons ouvrir une brèche de ta mémoire originelle afin que tu comprennes pourquoi tu devais venir sur Terre pour y apprendre à penser avec le coeur. À une certaine époque, tu inventas justement cet élixir pour plaire à ton employeur. Il s’appelait ALBA et sans aucun doute, c’est toi qui lui permit de boire ce vin fantastique qui changea son caractère, jusqu’alors autoritaire, en véritable possédé du pouvoir. Alba comprit tant de secrets en élevant son esprit jusqu’aux portes de l’Ultime Connaissance, qu’il sombra ensuite dans la folie orgueilleuse. C’est ton élixir qui en fut la cause, même si tu en n’étais pas conscient à cette époque. Ta naïveté naturelle expliquait ton geste imprudent, mais nous n’avons pas le droit de te laisser refaire la même erreur sur Terre.

Paichel pleura un long moment en suppliant ses Maîtres de le faire disparaître à tout jamais du Grand Livre de la Vie. Il venait d’avoir une rude révélation puisque la folie d’Alba fut à l’origine de bien des malheurs sur Arkara. C’est lui qui provoqua sa fin et dont le résultat fut de voir des milliers d’âmes errer dans le cosmos avant de venir s’incarner sur Terre. Paichel était l’une d’elles et s’incarna au moyen âge. Il a toujours ignoré pourquoi c’est lui qu’on choisit pour accomplir des missions sur cette planète et à présent qu’il en comprit les raisons, son âme en éprouvait une terrible douleur.

- Il ne faut surtout pas te sentir coupable d’avoir été naïf en offrant ce vin à Alba, lui dit la voix mystérieuse. Tu ne savais pas ce qu’il produirait dans son coeur orgueilleux et c’est pour cela que nous serons toujours là pour te protéger jusqu’au moment où tu retourneras sur ta nouvelle planète. Elle existe dans une autre dimension et tu y reviendras comme toutes les âmes qui apprendront sur Terre à réfléchir avec le coeur. Ne crois surtout pas que les Arkariens te tiennent responsable pour la fin de leur ancienne planète. Ils ignorent tous que c’est ton vin qui troubla l’esprit d’Alba. Ils ne le sauront jamais et même toi, tu l’oublieras lorsque tu retourneras vivre auprès d’eux. Seuls les Grands-Maîtres lumineux connaissent ton erreur et loin de t’en tenir rigueur, ils t’accompagnent partout dans tes missions afin de t’aider à les accomplir dignement.

- Je suis un misérable et le pire des truands pour avoir tenté Alba sans m’en rendre compte, lui répondit Paichel.

- Non, tu es l’un des êtres les plus pacifiques de l’Univers, l’enfant chéri des Maîtres de l’invisible et l’un des humains que nous citerons en exemple à cause de sa bonté et simplicité. Tu ne dois pas reculer dans l’océan des regrets, mais avancer noblement dans la voie du coeur. Nous devions intervenir avant qu’il soit dit que Paichel rendit les Terriens aussi malades qu’Alba à cause de son vin rosé fantastique.

D’un pas rapide, Paichel remonta jusqu’à sa chambre et sortit rapidement les trois bouteilles de vin qu’il se réservait pour ses dégustations et les brisa à coups de poings. Cet homme était un pacifique mais les rares individus qu’il frappa au cours de ses aventures dans le temps, réalisèrent à leurs dépens que le missionnaire avait les poings aussi durs que des enclumes. Ensuite, ce fut la dure épreuve de la tonte. Paichel se rasa la barbiche et retourna auprès des nains qui se moquèrent gentiment de lui en disant :

- Pas vrai, mais tu vas te geler le menton mon pauvre ami!

- J’espère qu’il a conservé les poils pour se les coller sur le crâne, s’exclama Micco en bouffant de rire.

- Ça va, vous n’êtes pas obligés de me coller vos commentaires sur le nez, répliqua sèchement notre homme avant de se frotter le menton vraiment lisse.

- Oh, je pense que je saurai m’habituer à te regarder sans rire, lui répondit Don Désio en plaçant sa main devant sa bouche.

- D’accord, j’ai l’air ridicule et je m’en ferai une raison de vivre.

Le vigneron sentait drôlement le nouveau vin puisqu’une grande partie de celui-ci l’éclaboussa lorsqu’il brisa les bouteilles. Cela fut suffisant pour que Voltère l’accuse d’avoir bu en cachette.

- Non seulement je n’ai pas bu, mais j’ai complètement perdu l’envie de produire la moindre goutte de ce vin de malheur.

- Tu dis cela parce que tu as bu les rares provisions de ce vin merveilleux, lui dit Maxime en secouant tristement la tête.

- Si vous ne me croyez pas, aussi bien vous mentir en disant que Jaud va se sentir comme un diable dans l’eau bénite lorsqu’il réalisera que c’était sa première et dernière beuverie qu’il fera avec la divine bouteille. Il n’en reste plus une seule goutte et jamais plus vous en goûterez de pareil puisque j’ai oublié comment le fabriquer.

- Voyons, dis plutôt que tu ne veux plus en produire d’autres pour des raisons que nous ignorons encore, lui dit calmement Don Désio.

- Disons simplement que j’ai vu comment ce vin peut déranger une cervelle et c’est suffisant pour qu’on oublie l’idée de le vendre sur le marché.

- Oui, mais cela ne t’empêche nullement d’en produire pour notre consommation personnelle, lui dit Tristin d’un air attristé. Ton nouveau vin me rendait si heureux.

- Je te comprends, lui répondit le vigneron en le serrant dans ses bras pour le consoler. Mais si tu voyais Jaud en ce moment, tu préférerais ta tristesse à sa folie passagère. J’espère seulement qu’il en reviendra sans trop de séquelles.

- Explique-nous voyons ce qui lui arrive, lui demanda Voltère d’une voix troublée.

Paichel leur raconta son entretien avec Jaud et les nains secouèrent tristement la tête comme s’ils se doutaient déjà des vanités de leur confrère. Le vin n’avait qu’accentué davantage sa tendance à se prendre pour le Sauveur en personne. Don Désio en profita pour en discuter avec le vigneron.

- Je pense que Jaud souffre terriblement de frustration depuis qu’il s’est fait refuser sa maîtrise en théologie. C’était avant la guerre et à une époque où il était relativement difficile de trouver de jeunes prêtres, compte tenu des rares candidats qui voulaient faire des études en théologie. On contestait tous les enseignements de l’Église et c’était donc normal que les jeunes choisissent d’autres voies pour vivre leur spiritualité. Il faut admettre que de nombreux scandales ébranlèrent fortement les croyants et qu’ils abandonnèrent la plupart des grandes religions lorsque celles-ci se firent accuser d’appuyer des mouvements terroristes. C’était un coup monté, un traquenard quasi diabolique pour détruire la réputation des religions officielles, mais les gouvernements profitèrent de ces fausses accusations pour saisir tous les comptes de banque des religieux à travers le monde. On voulait contrôler tout, surtout les communautés religieuses. À cette époque, Jaud poursuivait ses études et présenta une thèse de maîtrise en théologie en espérant vivement redorer l’image du Vatican en dénonçant tous les ennemis de l’Église sans pour autant posséder la moindre preuve de leur culpabilité. Il voulait même que le pape, Pierre II, ordonne l’excommunication de cardinaux, d’évêques et de tous les vieux prêtres pour assainir la maison du Seigneur. Sa thèse fut non seulement rejetée avec raison, mais notre pauvre Jaud se fit mettre en dehors de l’université.

- Hum, la divine bouteille n’était vraiment pas destinée à exciter le mental d’un fanatique religieux, lui répondit tristement Paichel.

- Selon toi, nous aurions eu tort de l’accepter dans notre groupe?, lui demanda Voltère d’un air indécis.

- Mais non, il faut simplement lui rappeler au besoin qu’il n’est pas le nombril de la Connaissance pour comprendre l’état d’âme de son prochain, lui répondit Paichel. Si le Créateur avait voulu nous juger selon nos erreurs, il nous aurait entouré d’un halo de sainteté parfaite dès notre naissance afin de nous empêcher de les commettre. Non, nous sommes imparfaits et en autant que nos erreurs servent à comprendre et pardonner celles des autres, on évolue dans le bon sens. Je ne vois pas comment Jaud puisse s’imaginer un ciel s’il faut que tous les élus soient à son image. Il dira évidemment que c’est celle de Dieu, mais surtout à la sienne, je pense! Je regrette, mais il existe autant de différence dans l’harmonie céleste qu’il en existe dans la cacophonie terrestre. L’une est plaisante à entendre et l’autre est chaotique à cause de nos nombreuses erreurs d’interprétation des choses.

- Ainsi, le ciel serait simplement l’harmonie entre les esprits?

- Une chose est certaine, ce n’est pas un orchestre de trompettes angéliques et de harpes. C’est bien beau de la trompette et surtout de la harpe, mais lorsqu’on est le chef d’orchestre, on aime diriger tous les instruments qui existent dans l’harmonie. C’est cela une symphonie. Donc, Jaud devrait cesser de juger la valeur des hommes en se prenant pour un mélomane divin. Il ignore sans doute qu’une âme vibre comme la corde d’une harpe et qu’il lui faut un certain degré de tension avant de résonner harmonieusement. L’image qui me vient à l’esprit est celle d’un enfant qui touche à un instrument pour la première fois. Son guide est le meilleur des Maîtres puisqu’il lui laisse le temps de s’accrocher partout avant de pouvoir produire un son qui soit plaisant à l’oreille. Ce guide, c’est le Créateur de toutes choses. Mais je vois également cet enfant qui se fait frapper le bout des doigts à chaque fois qu’il fait une erreur. Cette baguette invisible est celle des lois, des règles à suivre et des interdits. C’est là qu’il lui faudra un bon professeur, sans quoi cet enfant perdra son talent de musicien. Jaud me fait penser à un joueur de trompette qui voudrait enseigner aux autres comment jouer du violon comme son instrument. C’est ridicule et pourtant, je ne sais combien de fanatiques religieux voudraient que le ciel soit une fanfare de trompettes ou de clairons. J’ai même le goût d’employer d’éclairons pour préciser ma comparaison.

- Ils se trompent et pètent, s’exclama Micco en faisant semblant de jouer de la trompette.

- Oui, mais si Jaud veut demeurer au sein de notre groupe, répondit Voltère, il devra apprendre à respecter notre point de vue. Les Quisitors ne sont pas des justiciers, mais les défenseurs de la saine raison. J’en ai vraiment raz-le-bol de tous ces gourous qui ne pensent qu’à endormir leurs fidèles avec des promesses de toutes sortes. Ils vivent dans de riches villas et roulent en voitures de luxe pour ensuite prétendre que ce matérialisme ne saurait nuire à leurs enseignements. Qu’attendent-ils alors pour vivre ce qu’ils enseignent et pour partager ce qu’ils possèdent grâce à leurs fidèles? Ce n’est pas de les regarder se vautrer dans la richesse qui me scandalise, mais plutôt de voir leurs adeptes se faire exploiter au nom de l’obéissance. Je sais bien que celle-ci est la compagne de l’humilité, mais appliquée dans des sectes matérialistes, je dirai que l’obéissance est la compagne de la bêtise, de la soumission dangereuse et de la dépendance envers un Loup-Gourou.

- Je comprends ta révolte, lui dit Paichel en opinant de la tête.

- Révolte? Pourquoi voudrais-tu que cela me révolte? Je suis scandalisé et non révolté, mon cher.

- Tu souffres vraiment très fort puisque je crois fermement qu’il n’y a pas de véritable haine dans ton coeur, sauf un cri déchirant qui voudrait faire tomber le mur qui voile le soleil. Mon pauvre ami, des millions d’hommes pensent comme toi et souffrent terriblement en tentant de se nourrir du peu de sagesse qui pousse dans le monde. Tu rêves de paix et celle-ci ne pousse plus dans les champs dorés de l’Amour, mais entre quelques brindilles ici et là à travers le monde. Tu as faim et soif comme celui qui traverse le désert. Ne désespère jamais puisque rien n’est plus mortel que le désespoir. Il faut que tu saches que nul homme n’est maître de ses semblables et qu’aucune chaîne ne saurait retenir l’esprit lorsqu’il retourne à la lumière. Celle-ci est l’espoir, la paix et l’Amour.

- Oui, mais je me sens étouffer, étrangler, saigner dans ce monde de violence perpétuelle, lui répondit le nain en pleurant. Que faut-il crier pour que la paix se réveille dans le coeur de l’Humanité?

- On dirait bien que ceux qui crient n’attirent pas nécessairement la paix, lui répondit Don Désio en souriant tristement. Allons voir si Jaud est de bonne humeur. Qu’en penses-tu Voltère?

- Oui, pourquoi pas!

Les Quisitors et Paichel cherchèrent leur confrère partout dans le monastère sans pouvoir le trouver. Celui-ci avait surpris leur conversation en remontant difficilement de la cave et préféra quitter le groupe comme Judas le fit un jour pour trahir son maître. En effet, Jaud réalisait que ses confrères ne deviendraient jamais des fanatiques religieux comme lui. Lorsqu’il accepta de se joindre à ce groupe, il crut longtemps que les Quisitors rétabliraient finalement une sorte de Cour de l’Inquisition où ils jugeraient les mauvaises sectes comme le firent les Inquisiteurs envers les sorciers et les érudits. Même si les nains détenaient pas mal de pouvoir pour nuire à ces sectes, Jaud ne fut jamais en mesure de les convaincre de faire eux-même le procès des gourous. Voltère s’y objectait en disant qu’il y avait eu trop d’abus de la part des Inquisiteurs d’autrefois pour se risquer à tomber dans le même piège. Don Désio croyait également que ce n’était pas le rôle des Quisitors de faire le procès des gourous, mais simplement de ruiner leurs folles ambitions. Jaud répliquait que ces prêcheurs étaient des malades, des possédés et des démons modernes déguisés en gourous. Mais rien n’y fit : les Quisitors ne voulaient pas jouer aux Inquisiteurs. D’ailleurs la véritable signification de ce nom qu’ils adoptèrent en formant leur groupe n’était pas : Qui s’y tord, mais Qui...Servent...Indépendamment...Toute...Oeuvre...Religieuse...Sincère.

Jaud marcha un long moment sur une route déserte avant de voir une longue voiture noire s’arrêter près de lui. Le nain prit peur et fuit les deux hommes qu’il venait de voir sortir du véhicule. Mais ceux-ci le rattrapèrent sans difficulté et l’obligèrent à monter dans ce corbillard luxueux où un vieil homme au regard vif lui dit froidement :

- Je te connais, tu es Jaud, l’un des Quisitors du vieux monastère. Moi, je m’appelle, Alba.

- Alba? C’est la première fois que j’entends ce nom-là, se contenta de lui répondre le nain apeuré.

- Personne ne me connaît et pourtant, je suis sans doute le mieux informé de cette planète. Je sais même que tu as bu un étrange vin rosé qui t’a finalement fait découvrir ta vocation, n’est-ce pas?

- Quelque chose me dit que vous êtes le diable en personne.

- Allons donc, le diable est dans la tête des gens, mais moi je suis à la tête d’une puissante organisation secrète qui voudrait bien voir les Quisitors se mêler de leurs affaires. Tu comprends, on n’aime pas voir des puces nuire à ma secte.

- Mais de quoi parlez-vous au juste?

- Écoute ce que je vais te proposer et ensuite tu jugeras si je suis le maître qui répond le mieux à tes attentes. Il se trouve que tes amis détiennent beaucoup trop de terrains à travers le monde pour que cela ne nuise pas un jour ou l’autre à mon organisation. Je pourrais tous les racheter à cent mille fois leur valeur et même tous les autres hectares de la planète. Mais voila, cela ferait jaser les gens des gouvernements s’ils apprenaient que je détiens officiellement le monde entier. Je n’ai nul besoin de certificats pour en devenir le maître puisque j’ai amplement de fidèles pour le gouverner à ma place. Si tu acceptes de ruiner tes petits amis, cela m’évitera tout d’abord de devoir les faire éliminer et ensuite, ils perdront le contrôle des pays qu’ils détiennent aux dépens de mon organisation. Je veux éviter tout scandale puisque ma secte opère dans l’ombre depuis fort longtemps. Si tu acceptes de contaminer leur vin rouge, il va perdre rapidement sa bonne réputation et tes amis se verront dans l’obligation de rembourser les mécontents. Comme ils ne feront plus d’argent, il faudra bien qu’ils te vendent leurs terrains.

- À moi?

- Bien entendu, seulement si tu tiens à devenir le maître de ces pays-là en l’an 2034. S’ils t’appartiennent, rien ne t’empêchera d’y faire voter les lois qui t’intéressent et même de choisir les membres de ton nouveau gouvernement. Tu auras la moitié du monde et donc le plus vaste État indépendant de la planète sous ta gouverne.

- Mais pourquoi une telle faveur me serait-elle accordée puisqu’il vous suffirait de ruiner vous-même les Quisitors?

- Je ne peux le faire à cause de ce Paichel qui pourrait ensuite demander à ses Maîtres de l’invisible d’intervenir en faveur de tes amis. C’est donc à toi de tromper leur vigilance en provoquant simplement leur ruine financière.

- Et qu’est-ce qui me garantit que vous êtes aussi riche que vous le dites? Rien qu’à vous entendre parler, j’en ai des frissons dans le dos. Êtes-vous certain de ne pas être le diable, ma parole!

- Balivernes, depuis quand la puce exige-t-elle à l’éléphant de lui prouver sa grosseur? C’est lui qui décide de la laisser vivre lorsqu’elle se trouve sous son pied ou encore, de l’écraser sans même s’en soucier. Je t’avertis gentiment que tes amis nuisent à ma secte et qu’ils devront tous périr s’ils persistent à jouer aux défenseurs de la saine raison. Tu as bu comme moi un vin qui rend fou et donc, je te considérerai comme un ami à cause de cela. Mais si tu tiens à me défier, tu réaliseras trop tard la puissance de mon organisation.

- Mes amis vivront si je fais ce que vous me demandez?

- Ils vivront, oui, ils vivront tous comme toi.

La rencontre avec Alba fut brève et surtout éprouvante pour le petit homme ambitieux. Il avait eu des instructions précises et pourtant, il hésitait encore à commettre un tel délit contre les Quisitors. Il retourna tristement au monastère où ses amis se contentèrent de lui demander s’il se sentait mieux. Jaud leur mentit en prétendant s’être promené un moment autour du vignoble afin de réfléchir à son avenir. Paichel n’était pas convaincu de la sincérité du nain et le fixa d’un air réservé avant de dire aux autres :

- Du bon café serait très apprécié, vous ne trouvez pas?

- Il n’y en a plus, Tristin a brisé le pot ce matin, lui répondit Nafi d’une voix amusée. Je pense que la tablette était trop haute pour lui, même s’il était juché sur une chaise.

- Tu n’es pas obligé de me rappeler constamment que je suis le plus petit du groupe, lui fit savoir son confrère qui n’aimait pas se faire reprocher sa petite taille, surtout par des nains.

- D’accord, je vais en chercher au village, leur dit Paichel avant de se chausser de grosses bottes d’hiver. Je vais en profiter pour m’acheter un cache-menton. Je me sens vraiment frileux depuis que je n’ai plus ma barbiche.

- Tu n’étais pas obligé de la couper, lui répondit Voltère en haussant les épaules.

- Pas vraiment, non, c’est juste quelque chose qui me disait de la couper, répondit prudemment notre homme avant de sortir du monastère.

Il remarqua aussitôt les traces de pas de Jaud sur la neige et s’amusa à les suivre. Ceux-ci se dirigeaient vers la route et non autour du vignoble comme le prétendait le nain. Paichel en fut nullement surpris puisque son intuition lui mentait rarement lorsqu’il commençait à se méfier de quelqu’un ou de quelque chose. Les traces suivaient le bord de la route pour ensuite tourner autour d’un champ.

- C’est étrange, on dirait bien que Jaud s’est fait poursuivre dans ce champ. Oui, les siennes s’arrêtent subitement et celles de grands pieds l’entourent comme si on s’était amusé à le soulever de terre. On dirait bien qu’il fuyait, mais je me demande bien pourquoi il a menti en prétendant s’être promené autour du monastère?

- Salut, tu te parles seul?, lui demanda un renard qui passait par là.

- Bonjour renard, j’espère que tu as trouvé les oeufs que je t’ai laissé ce matin dans ton terrier?

- Oui, ils étaient encore chauds. Je préférerais vos poules, mais comme nous sommes des amis, je vais me contenter des oeufs que tu m’apportes si gentiment à chaque jour. Puis-je te demander ce que tu cherches au milieu de ce champ?

- Hum, je cherche à comprendre ce qui est arrivé ici. Tu vois ces traces, elles sont celles d’un petit homme et les autres, j’aimerais bien savoir de qui elles sont exactement.

- Elles sont celles de grands humains qui venaient de la ville et qui ne s’attendaient pas à devoir courir dans un champ. Regarde, il n’y a pas de rayures sur la neige.

- Oui, ils ne portaient pas des couvre-chaussures ou des bottes. Viens, nous allons tenter de savoir où ces hommes ont conduit ce petit homme.

Puisque notre homme pouvait communiquer avec les animaux, il va sans dire qu’il savait également s’en faire des amis et des alliés. Le renard s’arrêta devant un sillon pour aussitôt voir Paichel s’approcher d’un air satisfait.

- Les traces de roues d’une voiture? Hum, ils l’ont conduit dans celle-ci pour lui parler.

- Oui, je vois une grande tache noire sur la neige fondue. La voiture s’est arrêtée ici pour un long moment.

- En effet, renard, le moteur tournait et c’est pour cela qu’on voit ce résidu du gaz d’échappement sur la neige. Mais cela ne me dit pas quelque sorte de voiture et encore moins à qui elle appartenait.

- Hou..Hou, moi je l’ai vu, lui cria une chouette juchée au sommet d’un chêne dénudé de ses feuilles.

- Et qu’as-tu vu ma belle chouette?, lui demanda le clochard en s’approchant de l’arbre.

- J’ai vu un long objet noir qui roulait lentement derrière un petit homme. J’ai vu souvent ce genre de longue boîte noire qui sert à transporter les morts au cimetière.

- Un corbillard? Continue voyons.

- Deux hommes ont poursuivi l’autre dans un champ pour ensuite le saisir et l’obliger à entrer dans la boîte où un vieillard lui parla un moment avant de le laisser sortir. Alors, le petit homme lui dit avant de s’éloigner : “ Je vais vous obéir monsieur Alba.”

- Alba? C’est impossible voyons!, s’exclama notre homme d’une voix troublée.

En effet, Paichel avait eu l’occasion de revoir Alba au cours de l’une de ses missions dans le temps à l’époque de l’Atlantide. Mais à moins de voyager dans le couloir Intemporel comme lui, il était peu probable de le rencontrer des milliers d’années plus tard. Le missionnaire savait fort bien que ses Maîtres de l’invisible ne laisseraient jamais Alba s’en servir et donc qu’il fallait en déduire qu’il vivait sur Terre depuis cette époque. Ce que notre homme ignorait, c’est que son vin étrange permit justement à celui-ci de se maintenir en vie depuis des milliers d’années.

Paichel se rendit au village pour acheter du café, mais ne trouva pas de quoi protéger son menton. Il revint au monastère sans laisser paraître son angoisse. Une nouvelle mission venait de lui être confiée puisqu’il devait chercher à empêcher Jaud de commettre une bêtise. Il ignorait encore laquelle, sauf qu’elle devait s’avérer néfaste pour les Quisitors. Notre homme prépara le café à la cuisine et Don Désio vint le rejoindre pour lui dire d’une voix amusée :

- Sais-tu ce que vient de nous dire Jaud? Il voudrait accueillir tous les chats du voisinage pour les héberger pendant l’hiver. Pour moi, il n’est pas encore revenu de sa mauvaise cuite. Je n’ai rien contre son projet puisque c’est très gentil de sa part de vouloir s’occuper de matous affamés, mais tout de même, cela me surprend de lui.

- Bien, je ne sais vraiment pas quoi te répondre sur son étrange comportement, lui dit Paichel. Il faut admettre que quelque chose ne tourne pas rond dans sa tête depuis qu’il a bu ce vin rosé.

- Oui, je trouve qu’il est plus silencieux et songeur, mais je pense qu’il se sent ridicule depuis qu’il t’a affirmé être aussi pur que l’esprit divin.

- Sans doute, je ne sais vraiment plus ce qu’il pense depuis quelques jours. Je ne voudrais pas te mettre en garde contre lui, mais surveille-le discrètement aussi souvent que tu le peux.

- Il faut me dire ce que tu penses exactement de lui.

- Écoute, je ne sais pas ce qu’il a derrière la tête, mais à la place des Quisitors, j’oublierais ce sentiment d’amitié et de fraternité qui existait jadis entre ses membres. Quelqu’un veut votre perte et Jaud est peut-être obligé d’en être le principal élément.

- Voyons Paichel, tu sais bien que des milliers de gens cherchent notre perte depuis des années. Il y a tous ces viticulteurs, ces gourous et ces gouvernements qui jalousent les terrains que nous détenons malgré tout pour poursuivre notre oeuvre.

- Je sais tout cela, mais n’oublie jamais que la plupart des grands hommes trouvent leurs pires ennemis au sein de leur propre famille, amis et collaborateurs. Le Christ lui-même fut trahi par l’un de ses apôtres; ne l’oublie jamais.

- Je pense que tu as raison, même si je te trouve très sévère envers Jaud.

Les jours et les semaines passèrent sans que Jaud laisse transparaître le moindre indice d’une quelconque trahison. Il s’occupait de centaines de chats dans une grande salle du sous-sol comme un vrai protecteur. Ses confrères se plaignaient toutefois de l’odeur désagréable de cette garderie pour matous. Cette senteur d’urine pinçait les narines à chaque fois que nos amis descendaient dans la cave pour avertir Jaud de nettoyer ses litières. L’autre s’exécutait docilement en s’excusant même de les avoir incommodés à cause de ses chats.

Paichel descendait rarement dans la cave, sauf lorsqu’il s’occupait de son vin. Pendant l’hiver, il voyait simplement à protéger les barils contre le gel. Un matin, il comprit trop tard les intentions de Jaud et remonta en trombe du sous-sol pour presser tous les nains à le suivre en bas.

- Venez tous avec moi que je vous montre l’art de contaminer un vin. Sentez-vous cette douce odeur d’urine partout autour de nous?

- Tu crois qu’elle peut affecter notre vin?, lui demanda Voltère sans attendre.

- Si les oignons peuvent le faire, pourquoi pas l’urine? C’est de ma faute, j’aurais dû y songer plus tôt lorsque Jaud vous a demandé de s’occuper des chats du voisinage. Je pense que les barils sont assez bien scellés, mais pour les bouteilles, j’ai bien peu d’espoir de pouvoir les conserver. Comme un vin doit respirer par le bouchon, vous comprenez à quoi je veux en venir?

- L’odeur d’urine peut également traverser les bouchons?, demanda Nafi d’une voix innocente.

- Oui, nous venons de perdre des milliers de bouteilles du bon Or Carat, mes chers!

- C’est une véritable fortune, lui dit Voltère en opinant tristement de la tête.

- Tu crois que Jaud le savait?

- Écoute Don Désio, je ne veux accuser personne. Je vous dis simplement de ne pas compter vendre votre stock de bouteilles sur le marché puisque le vin est contaminé.

- Il faudrait y goûter pour voir, s’exclama Maxime en saisissant nerveusement l’une des bouteilles précieuses.

Le vin ne goûtait pas mauvais, mais ce n’était pas non plus le doux parfum subtil du Or Carat. Les Quisitors risquaient leur bonne réputation en tentant de le vendre sur le marché. Le problème avec un vin au goût particulier, c’est qu’il perd complètement sa valeur auprès des connaisseurs s’il n’est pas fidèle à sa saveur. Il peut être très bon, mais ce n’est pas suffisant. Alors les Quisitors firent le deuil de milliers de bouteilles plutôt que de perdre leur bonne clientèle.

Lorsque Paichel alla vérifier les barils qui se trouvaient entreposés dans une autre section de la cave, il trouva plusieurs chats, juchés sur ceux-ci et qui cherchaient à mordre les gros bouchons de liège qu’on retirait pour tester le vin.

- Ah non alors, s’écria notre homme en colère, que faites-vous là mes minous?

- On cherche notre pâté, lui répondit un chat affamé. L’odeur nous indique qu’il se trouve à l’intérieur de ces barils.

- Non, c’est sans doute votre maître qui s’est amusé à frotter votre pâté sur les bouchons pour vous obliger à les grignoter, gémit le vigneron avant de leur demander de descendre.

Les chats lui obéirent timidement en rampant le long des hautes tablettes. Paichel s’empressa de retirer un bouchon pour sentir son vin d’un air satisfait et en fit autant avec le bouchon pour dire tristement à ses amis troublés :

- J’avais raison, ce bouchon sent le pâté à chat. J’ai bien l’impression que Jaud voulait se servir d’eux pour retirer les bouchons.

- Le vin n’a pas été contaminé par l’odeur d’urine?, lui demanda Voltère avec empressement.

- Non, il sent vraiment bon. Tout de même, il va falloir discuter sérieusement avec votre confrère.

- Oui, nous nous en occupons immédiatement, lui dit Don Désio d’une voix amère.

Ils trouvèrent malheureusement leur confrère pendu à l’une des poutres du vaste caveau à vin. Les nains demeurèrent figés sur place et c’est Paichel qui le descendit en pleurant comme les autres. Jaud avait écrit sur un bout de papier : “ Je voulais vous ruiner pour empêcher Alba de vous faire périr. Il veut vos terrains et votre perte. Pardonnez-moi si je meurs; je ne pourrais rencontrer de nouveau cet homme sans lui désobéir. Il m’a offert la gloire, mais je préfère ne rien accepter du diable. Adieu.”

- Pauvre Jaud, gémit Don Désio en serrant le corps gelé dans ses petits bras, il était trop désespéré pour nous faire confiance.

- Je pense qu’il se sentait rejeté du groupe depuis un certain temps, ajouta Voltère en caressant le visage sans expression. Que peut-on espérer des autres lorsqu’on ne croit plus en leur amitié?

- Je pense que votre confrère vous a tout de même laissé la preuve qu’il vous aimait malgré tout en cherchant à vous protéger contre Alba, leur dit Paichel en les fixant gravement. Il voulait vous ruiner avant que vous deveniez une véritable menace pour cette secte dont personne ne sait grand chose, mais qui contrôle l’économie mondiale. Vous aurez donc une décision importante à prendre au cours des prochains mois. Si vous tenez à vendre du vin malgré tout, je vais vous aider à le produire. Mais si vous décidez de tout abandonner, je vais respecter votre décision.

- En ce qui me concerne, lui dit Voltère sans hésiter, je ne laisserai pas cette secte nous dicter ses volontés. Je ne me sens pas du tout héroïque en parlant ainsi, mais je crois que notre oeuvre vaut la peine d’être poursuivie. Que se soit par nous ou après nous, elle survivra.

- Qu’en pensez-vous mes amis?, demanda Don Désio aux autres nains.

- Nous ferions quoi ensuite si on devait accepter d’obéir à cette secte?, demanda Maxime à ses amis.

- Tu as raison, lui répondit Micco, nous sommes assez grands pour porter nos culottes.

- Je vous préviens que cette secte est pire que la pègre et dépasse en puissance tout ce que vous pourriez vous imaginer sur elle, leur dit Paichel pour les encourager.

- Merci de ton encouragement, lui répondit Don Désio en souriant. Mais nous poursuivrons notre oeuvre malgré tout.

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